CHAPITRE III

 

 

La rivière qui naissait de la source semblait serpenter entre les arbres jusqu’à l’infini. Cela faisait déjà de longues heures que le jeune homme la suivait. Elle était le seul lien le rattachant encore à la crique de son enfance ; il ne pouvait se résoudre à s’en écarter. La plupart du temps petit ruisseau, d’une cinquantaine de centimètres de large, elle s’enflait parfois démesurément, étendant les limites de son lit sans qu’aucune raison naturelle vînt le lui permettre, comme si en cet endroit l’eau se multipliait spontanément, pour s’évaporer de nouveau quelques mètres plus loin. C’était sans aucun doute de la magie ; le jeune homme avait toujours entendu Custenhin décrire la grande forêt comme le domaine des fées et des enchanteurs. Sans doute assistait-il à la première manifestation de leur présence, de leur puissance.

Il marcha tout le jour durant, s’attendant à chaque instant à rencontrer un homme, une femme, ou même un animal sauvage. Le cœur battant, il guettait les sons emplissant le sous-bois, se figeant souvent sur place, tous les sens en alerte, pour s’apercevoir ensuite que ce qu’il avait entendu n’était que le bruit de ses propres pas. Lorsque la nuit commença à tomber, il tira son épée. L’angoisse commençait à lui mordre cruellement les entrailles. Il n’avait pas songé que son voyage pût durer plus d’une journée et ne s’était pas préparé à l’idée de passer les heures sombres dans la forêt. Pouvait-il se permettre de dormir ? De toute façon, il ne pouvait continuer ainsi ; épuisé par sa marche, il trébuchait à chaque pas et craignait de lâcher son épée, par la volonté d’un poignet engourdi.

N’osant toujours pas s’éloigner de la rivière, il se laissa tomber plus qu’il ne s’assit sur le soi boueux. Un réflexe incontrôlable lui fit fermer les yeux, tandis que la fatigue se détendait en lui, l’enveloppant d’une boule de feu qui palpitait sous sa peau. Il tenta de contrôler sa respiration pour lui redonner un rythme régulier mais, n’y parvenant pas, se résigna à haleter.

Il ouvrit les yeux en se rendant compte qu’il était prêt à s’endormir. Il n’avait que deux solutions : continuer à marcher pour éloigner le sommeil, en sachant que tôt ou tard il s’écroulerait, ou bien abandonner tout de suite cette idée pour reposer ici même, malgré les dangers que cela impliquait.

Le jeune homme s’apprêtait à choisir la seconde lorsqu’un cri le fit sursauter violemment. Une femme ! C’était un cri de femme et elle appelait à l’aide. Il n’avait plus le choix.

Serrant son épée d’une main un peu lâche, il se releva et marcha rapidement vers les cris. Il n’eut que quelques dizaines de mètres à parcourir avant de déboucher dans une clairière. La trouée entre les arbres laissait suffisamment pénétrer la lumière de la lune pour qu’il pût se rendre compte de ce qui se passait : au milieu de la clairière, la rivière en rejoignait une autre, et toutes deux partageaient ensuite un même lit, partant dans une troisième direction. Ainsi cette enclave dans la forêt était-elle partagée en trois parties sensiblement égales.

La Femme faisait face au jeune homme, à l’autre bout de la clairière. Dans l’obscurité, il ne distinguait pas son visage mais voyait bien virevolter sa longue chevelure bleu pâle, devinait l’opulence d’un corps que masquait à peine une courte tunique blanche, serrée à la taille par une ceinture de cuir.

C’était la première femme sur laquelle il posait les yeux  – à l’exception d’Ismaëlle  – et il n’était pas déçu. Pourtant il n’eut pas le loisir de la contempler aussi longtemps qu’il l’eût souhaité car un deuxième être vivant se trouvait dans la clairière, et celui-ci n’était pas humain  – ou plutôt : n’était qu’à demi humain. Bien qu’anormalement velus, son visage et son torse étaient bel et bien ceux d’un homme, mais le reste de son corps était massif, s’achevant par quatre pattes puissantes, munies de sabots, dont le martèlement furieux résonnait dans la nuit.

Le jeune homme eut un pincement au cœur : allait-il vraiment combattre ce monstre ? Celui-ci, il s’en rendit bientôt compte, tenait dans l’une de ses mains humaines une épée bien plus longue que la sienne.

La Femme cria de nouveau lorsque le centaure franchit d’un bond l’un des bras de la rivière et retomba à quelques pas d’elle. La lune se refléta sur l’épée tandis qu’elle sifflait dangereusement au-dessus de la tête fragile.

Décidément, le jeune homme ne pouvait plus reculer. L’occasion de prouver qu’il devait être un Héros était là, devant lui. C’était ce dont il avait toujours rêvé : une Femme en détresse, à secourir par la force de son bras. Alors pourquoi avait-il aussi peur, soudain ? Les Héros gagnaient toujours, lui avait dit Custenhin. Les Héros étaient invincibles.

Tentant d’empêcher son corps de trembler, il sortit du couvert des arbres. Le centaure avait saisi la Femme par les cheveux et levait déjà son épée.

— Arrête ! cria le jeune homme. Je t’ordonne de laisser cette Femme tranquille et de partir !

Sur le dernier mot, sa voix s’étrangla en un sanglot et le centaure éclata de rire. Lâchant la Femme, il fit face au fanfaron qui osait le défier. Le jeune homme saisit son épée à deux mains, se pencha légèrement en avant pour assurer son équilibre, comme le lui avait appris Custenhin, et attendit la charge.

Elle vint, furieuse, les sabots du monstre arrachant de gigantesques parcelles de végétation et les envoyant bouler derrière lui. Les deux épées s’entrechoquèrent dans un éclair d’acier. Sous la violence du choc, le jeune homme faillit lâcher son arme. Presque déséquilibré, il fit un pas de côté pour éviter les sabots meurtriers et frappa avant que le centaure ait pu se retourner. L’épée entama à peine le cuir de la croupe chevaline ; pourtant il avait frappé de toutes ses forces. Le rire du centaure s’éleva à nouveau dans la clairière.

L’assaut suivant fut encore plus rude : cette fois l’épée du jeune homme se brisa ; frappé de plein fouet par l’une des pattes du centaure, il alla rouler sur le sol un peu boueux, à quelques mètres de là.

Lorsqu’il releva la tête, le monstre était de nouveau prêt à le charger. Il eut le temps de dire adieu à tous ses rêves d’héroïsme, puis de recommander son âme aux Dieux, sûr d’être piétiné sans merci. Alors le combat prit un jour différent.

Surgissant sans bruit des arbres alentour, une forme souple bondit sur le dos du centaure et s’y retrouva assise à califourchon, comme sur un cheval. Le monstre se cabra, tenta de donner un coup d’épée en arrière mais il était trop tard. D’un mouvement vif, la lame d’une dague lui avait déjà tranché la gorge. Le mystérieux sauveur sauta à terre avant que n’y chût le cadavre du monstre, ajoutant un filet de sang aux eaux de la rivière.

Le nouvel arrivant semblait légèrement plus âgé que le jeune homme, mais cela était peut-être dû à sa constitution nettement plus solide. S’il n’avait été aussi noir de poil et si son visage n’avait été marqué d’un large sourire, il l’eût pris sans hésiter pour Custenhin. Mais Custenhin ne souriait jamais quand il venait de tuer un animal, fût-il dangereux.

— Merci... dit le jeune homme, se relevant péniblement. J’ai bien cru que...

Mais l’autre ne lui accorda pas un regard. Remettant sa dague à sa ceinture, il s’approcha de la Femme, la saisit dans ses bras et, sans un mot, lui arracha un baiser. Elle ne se déroba pas, bien au contraire, se serrant contre lui dans un élan sauvage. Leur étreinte sembla durer des heures.

— Je m’appelle Freïa, dit enfin la Femme.

Son regard et sa voix étaient emplis d’adoration.

— Moi, je n’ai pas de nom, répondit le vainqueur du centaure. Mais j’en aurai un bientôt, lorsque je serai un Héros...

Le jeune homme sentit les larmes lui monter aux yeux. Il tenta sans succès de les refouler.

— Et moi ? dit-il soudain. Moi aussi j’ai tenté de t’aider, non ?

Freïa tourna vers lui un visage indifférent. Elle était bien aussi belle qu’il l’avait imaginée, plus belle encore, peut-être...

— Mais tu n’as pas réussi, dit-elle. Tu ne comptes pas !

Les larmes dévalaient maintenant les joues du jeune homme sans qu’il y prît garde.

— Moi, je l’ai attaqué par-devant ! cria-t-il. Je me suis conduit en Héros. Lui l’a tué par-derrière. C’est... c’est un lâche !

— L’important est d’avoir tué le monstre. Tu n’es qu’un fou...

Lorsque les dernières paroles s’échappèrent des lèvres de la Femme, il se rendit compte qu’elles scellaient son destin. Ses jambes se dérobaient sous lui.

— Non, murmura-t-il, tandis que l’autre homme embrassait encore Freïa. Non, je ne peux pas...

 

Ils décidèrent de passer la nuit à l’endroit même où ils s’étaient rencontrés. Le jeune homme avait rangé ce qui restait de son épée dans son fourreau, résistant à grand-peine à l’envie de le planter dans la poitrine de celui auquel il commençait malgré lui à accorder le titre de Héros.

Sans plus adresser la parole aux deux autres, il s’enroula dans sa couverture et ferma les yeux. Mais il ne réussit pas à trouver le sommeil. Il revoyait le moment où Freïa avait surgi devant ses yeux, comme la réalisation d’un vieux rêve, et-ne pouvait oublier qu’elle était là, bien présente, à quelques mètres de lui. Cette Femme que, pendant un instant, il avait cru pouvoir serrer dans ses bras, cette Femme dans le regard de laquelle il aurait voulu découvrir la lueur d’amour sans bornes qu’elle avait réservé à un autre, il avait maintenant la certitude qu’elle ne serait jamais à lui. Tout son corps vibrait de désir inassouvi et de colère, contre lui-même et contre ce prétendu Héros qui tuait les gens par-derrière en leur tranchant la gorge avec une dague.

Quelques heures plus tard, il fut sorti d’un demi-sommeil agité par le son de voix chuchotantes.

— Non, disait Freïa. Je t’en prie, ne fais pas ça...

— Pourquoi ? C’est le privilège du Héros, non ?

Le jeune homme n’eut pas besoin d’ouvrir les yeux pour comprendre ce qui se passait. Le croyant endormi, l’autre venait réclamer à Freïa le prix de sa victoire : elle. Mais elle semblait réticente, quoique nullement indignée. Peut-être était-ce le moment de regagner la place qu’il désirait. S’il tentait de violer la Femme, le tueur à la dague pourrait bien s’apercevoir qu’il n’avait pas le monopole des attaques par-derrière.

Sentant l’espoir renaître en lui, le jeune homme entrouvrit les yeux pour examiner la scène. Elle n’était pas à la hauteur de ses souhaits : Freïa était allongée sur le dos, la couverture repoussée dévoilant ses épaules nues. Ses bras étaient passés autour du cou de l’homme et leurs lèvres se nouaient, se séparaient puis se nouaient encore. Loin de chercher à la violer, il lui caressait doucement les cheveux, osant parfois poser la main sur le velours de la gorge offerte.

— Que crains-tu ? dit-il entre deux baisers. Ce n’est tout de même pas ce gnome ridicule qui pourra me voler le titre de Héros !

A cet instant il fit un signe de tête en direction du jeune homme et celui-ci ferma les yeux, instinctivement. L’humiliation était à son comble.

— Mais c’est interdit, soupira Freïa. C’est interdit, dans la forêt. Je t’aime mais je ne pourrai pas te le prouver avant que nous ayons atteint la crique. Sois patient...

— Très bien. J’attendrai...

Il y eut encore quelques bruits furtifs, l’écho d’un baiser qui résonna dans sa tête à la manière d’une malédiction, puis le jeune homme n’entendit plus rien. Des profondeurs de son esprit, les rapaces aux griffes acérées qui avaient nom Sommeil et Cauchemar fondirent sur lui pour le déchirer sans pitié.

Le lendemain, il fut éveillé à l’aube, par un léger coup dans les côtes.

— Allons ! Lève-toi, Fou. Il faut repartir !

Il fut sur ses pieds d’un bond et sauta à la gorge de l’autre homme, comme un animal en furie. Son poing manqua le visage et s’abattit sur l’épaule.

— Ne m’appelle pas « Fou » ! cria-t-il. Je ne suis pas encore le Fou. Je suis le Héros !

Peu ému par le coup qu’il avait reçu, l’autre éclata de rire et l’envoya rouler au sol, d’une gifle magistrale.

— Alors, lève-toi, Héros ! Il faut quand même partir !

Le rire de Freïa fut plus douloureux que la gifle et la chute. Encore une fois il sentit les larmes affleurer, mais réussit à les contenir. Sans dire un mot, il ramassa ses affaires et suivit ses deux compagnons, longeant toujours la rivière. Puisqu’ils étaient trois, la crique ne pouvait plus être très loin.

Pourtant de longues heures s’écoulèrent sans que rien n’arrivât. Freïa babillait sans cesse et noyait son « Héros » de questions, de compliments. Chaque fois que son regard croisait celui du jeune homme, celui-ci lui adressait un sourire, mais ne recevait en échange que mépris ou ironie.

« Toute ma vie, songeait-il. Si je deviens Fou, elle me méprisera toute ma vie. Elle ne sera jamais à moi... »

Le soleil était déjà fort haut dans le ciel lorsqu’un nouveau bras vint s’ajouter à la rivière. Une fois de plus, la jonction se trouvait au centre d’une clairière, comme si en ces endroits, quelque puissance occulte avait fait disparaître les arbres.

— Dépêchons-nous ! dit l’homme à la dague. Ne restons pas ici !

Freïa, qui lui tenait la main, ne fit aucune difficulté pour presser le pas, mais le jeune homme hésita. Il lui avait semblé reconnaître un soupçon d’angoisse dans la voix de son concurrent.

— Hé ! cria-t-il. Pourquoi ne pas s’arrêter un peu ? L’endroit est tranquille...

— Ne discute pas, Fou ! C’est moi qui donne les ordres. Je suis le Héros... .

— Héros ! s’exclama soudain une troisième voix masculine. Moi, je t’appelle démon, et lâche !

L’homme qui venait de déboucher dans la clairière avait apparemment été guidé là par le nouveau bras de la rivière. Il était tout aussi robuste que celui qu’il avait insulté mais n’en partageait pas la noirceur. Sa chevelure était du même bleu que celle de Freïa. Son visage aux traits marqués, mais réguliers, était fermé par un masque de colère, d’incompréhension. Il tira lentement son épée.

— Que fais-tu avec ces deux-là, démon ? reprit-il. C’est ma place que tu voles !

Un sourire mauvais vint défigurer l’homme brun, qui lâcha Freïa et s’empara de sa dague.

— L’un de nous deux est un démon, dit-il. Cela ne fait aucun doute. Mais sommes-nous forcés de nous battre pour autant ? Si nous ne devons arriver qu’à trois à la crique, éliminons l’avorton. Ensuite, quels que soient les rôles qui nous seront attribués, nous ferons une petite entorse à la loi et partagerons la Femme.

Le troisième homme cracha sur le sol, méprisant.

— Pour oser proposer une telle lâcheté et un tel blasphème, tu ne mérites pas de vivre ! Bats-toi !

L’épée à la main, il fit un pas en avant, mais n’eut pas le loisir d’aller plus loin. Voyant qu’il ne pouvait échapper au combat, l’homme à la dague avait saisi Freïa par la taille et, se servant d’elle comme d’un bouclier, lui appuyait son arme sous la gorge. La Femme poussa un petit cri aigu lorsque la pointe acérée fit perler une goutte d’émeraude sur sa peau au vert tendre et délicat.

— N’avance pas ou je la tue ! dit l’homme brun. Tu as bien deviné : le démon, c’est moi, mais tu n’en es pas plus avancé. Jette ton arme, si tu ne veux pas que je lui ouvre la gorge !

La Femme ne cherchait pas à se dégager. Elle tremblait de tous ses membres. La pointe s’enfonça un peu plus dans sa chair et elle cria à nouveau.

— Allons, Héros : choisis ! reprit celui qui avait avoué être un démon. Ta vie ou la sienne !

Le troisième homme jeta son épée à ses pieds. Ses traits étaient crispés par la haine et l’impuissance.

— Maintenant, tourne-moi le dos, Héros ! reprit le démon. Je crois que je vais t’abattre.

Sans hésiter, son adversaire obéit. Sachant ce qui allait arriver, il devait avoir un peu peur, mais ne voulait sans doute pas s’abaisser à marchander sa vie.

Celui-ci est digne d’être un Héros, pensa le jeune homme, sans le vouloir.

Lâchant Freïa, le démon s’approcha du dos sans défense, levant sa dague. La Femme tomba à genoux, enfouit sa tête entre ses mains et se mit à pleurer.

— Non ! gémissait-elle. Mon Héros... Non...

Et nul n’eût pu dire si elle se lamentait de la mort du second ou de la soudaine transformation du premier. Tout cela était sans doute beaucoup trop compliqué pour elle.

Voyant le bras armé prêt à s’abattre, le jeune homme n’hésita qu’un instant. Personne ne semblait seulement se souvenir qu’il existait. Il tira son tronçon d’épée et, en deux enjambées, alla le planter dans le dos du démon, avant que celui-ci n’eût pu frapper.

Un hurlement suraigu déchira l’air, un hurlement qui n’avait rien d’humain. Le démon lâcha son arme et s’effondra au sol. Il sembla se recroqueviller sur lui-même ; ses membres perdirent leur forme et furent rapidement absorbés par le torse qui se boursouflait. Bientôt ce n’était plus un cadavre qui gisait aux pieds du jeune homme, mais une grossière masse gélatineuse dont s’échappaient des relents de soufre.

Le sourire aux lèvres, le jeune homme se retourna vers Freïa, impatient de découvrir le sourire qui viendrait récompenser son coup d’éclat. Cette fois, personne ne pourrait plus lui contester son titre de Héros.

— Tu l’as tué par-derrière ! dit soudain la voix de l’autre homme, durement. Tu n’es guère meilleur que lui mais c’est normal, pour un Fou.

— Quoi ? Remercie-moi, plutôt. Il allait t’abattre.

— Je n’ai jamais eu assez peur de mourir pour souhaiter être sauvé par un lâche.

Sans réussir à y croire vraiment, le jeune homme vit Freïa se relever et aller se serrer contre le nouvel arrivant, lui offrant ses lèvres comme elle les avait offertes au démon.

— Dis-lui, Freïa ! insista le jeune homme. Répète-lui ce que tu m’as dit hier. Qu’attaquer dans le dos n’avait aucune importance, que ce qui comptait était de tuer le monstre !

— Hier, c’était hier, dit la Femme. Et j’étais au pouvoir du démon. Je ne savais pas ce que je disais. Mais, aujourd’hui comme hier, lorsque je te regarde, je ne vois qu’un lâche et un gringalet. Je crois que tu feras un bon Fou...

Pour la première fois de son existence, le jeune homme maudit les Dieux. Puis il se maudit lui-même pour ne pas avoir attendu une seconde de plus avant de frapper. Ainsi il aurait tué le démon après que celui-ci eût abattu l’autre homme, et se fût retrouvé seul avec Freïa. Là, elle aurait bien été obligée de l’accepter. Mais un homme et une Femme seuls pouvaient-ils fonder une famille ? Voilà qui eût été contraire à toute la tradition.

Le jeune homme ravala sa hargne. Ce qui s’était produit avait sans doute été prévu par le destin.

Peut-être n’était-il vraiment pas fait pour être un Héros. Mais ferait-il un bon Fou ?

Encerclé par les bras de l’autre homme, le corps souple de Freïa l’aveuglait et l’empêchait de réfléchir.

 

Sans qu’ils s’en aperçoivent, le courant de la rivière avait abruptement changé de sens. Cela était tout aussi invraisemblable que les brusques élargissements du cours d’eau, qu’avait remarqués le jeune homme un peu plus tôt, mais le fait demeurait. Désormais, ils ne semblaient plus s’éloigner de la source mais s’en approcher. Avaient-ils pu faire demi-tour sans s’en rendre compte ? Non ! Bien sûr que non ! Ils n’étaient pas repassés au premier embranchement, la première clairière.

Le jeune homme eut comme une impression de déjà-vu lorsqu’ils atteignirent la cascade. Tout comme auprès de la crique qu’il avait quittée, l’eau s’échappait d’un rocher et donnait naissance à la rivière.

— Il y avait une source comme celle-ci, là d’où je viens, dit Freïa, comme pour confirmer sa pensée.

— Moi aussi, appuya l’autre homme. La crique est proche...